Étude du roman de Laclos (première partie – Lettres I à L)

Antoine Coypel (1661-1722), L’erreur (dessin, Paris, Musée du Louvre)

Ceci est un commentaire de la plupart des Lettres du roman Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Il est libre, en ce sens que ce n’est pas scolaire, et personnel en cet autre sens que je me laisse porter par mes lectures. La Lettre XXIII dans ce premier article illustre ma méthode. La Lettre LIV, dans la seconde partie du roman (dans le second article) est un autre exemple, je crois, de ma manière de commenter ce roman épistolaire. Et le meilleur encouragement à lire ce (trop ?) long ensemble, c’est peut-être mon étude de la fameuse Lettre LXXX (dans le second article également). On peut contester ma façon de faire ; ce qui m’importe peu. Je n’ai jamais cru que la culture servait seulement à se cultiver —  ce qui serait du snobisme intellectuel — non, la culture aide à sauver sa peau dans un monde qui ne pense qu’à nous la faire (je pense à notre esprit, pas à notre corps, quoique les deux soient inséparables).

Il est préférable de lire cet article après la lecture de l’article précédent (qui n’est pas fini —  j’y ajouterai un résumé de ma thèse sur le livre une fois terminée l’analyse des principales Lettres) : « Faire croire » dans Les liaisons dangereuses de Laclos. Avertissement. »

A)- « faire croire » chez l’auteur lui-même

Il y a un « faire croire » dans ce qui semble se trouver en dehors du roman, la Préface du rédacteur (p. 39). Laclos joue à faire croire au lecteur qu’il s’agit d’un authentique recueil de lettres. Ce « tenir pour vrai » est le propre de l’art. Au cinéma, tout est fait pour que le spectateur se laisse aller à croire que ce qui est projeté sur l’écran est la réalité. Hans Reichenbach raconte qu’au cours d’une version cinématographique de la tragédie de Shakespeare, Roméo et Juliette, un spectateur sembla croire croire qu’il pouvait intervenir dans la « réalité » du film. Vers la fin du film, Roméo croyant Juliette morte (il se trompe ; c’est un stratagème destiné à les sauver ; cette erreur causera leur mort à tous deux), s’apprêtant à avaler un poison, ce spectateur s’écria « Ne fais pas ça ! » ( The direction of time, University of California Press, 1971, p. 20).

Ce que Rosset écrit de l’imaginaire vaut pour le cinéma et pour tout art, sauf peut-être la musique pure : « L’imaginaire est un mode de préhension du réel. Il n’est autre que le réel, mais un réel légèrement décalé par rapport à son espace et son temps propres — une autre scène. » Et de l’art en général (dont fait partie la littérature, bien qu’elle soit exclue des beaux-arts du fait de l’emploi du langage ordinaire, ce qui donne les banalités des mauvais livres), Adorno écrit qu’il est « l’illusion délivrée du mensonge d’être vraie. »

En donnant une vraisemblance à ces 175 Lettres, Laclos donne au lecteur le plaisir accru de lire ce roman comme rapportant des faits authentiques (comme le cinéma). Les dates des lettres sont d’ailleurs combinées avec soin pour qu’elles respectent le temps d’être acheminées (on est à la fin du 18e siècle), c’est souligné par Pomeau.

Un autre « faire croire » apparemment externe se trouve en fin de roman, dans une Note de l’Editeur : « Des raisons particulières et des considérations que nous nous ferons toujours un devoir de respecter nous forcent de nous arrêter ici. » Laclos évite la fin classique, brutale, qui informerait le lecteur que cette histoire est une fiction.

B)- « Faire croire » chez les personnages, en suivant l’ordre des Lettres

Première partie

Lettre I: de Cécile Volanges à Sophie Carnay. Comme je l’ai déjà écrit dans la présentation des personnages : « J’ai une femme de chambre à moi… je t’écris à un secrétaire très joli…où je peux renfermer tout ce que je veux. » Le secrétaire est un meuble servant à écrire et à ranger les lettres, il symbolise monde épistolaire où l’on va évoluer. Elle se rêve donc déjà autonome, ignorant que cet état se gagne toujours de haute lutte, lutte qu’elle se révèlera incapable de mener (trop d’innocence, de stupidité, peut-être aussi de sottise, de bêtise, défaut d’éducation à la liberté, manque d’instruction, « carence neuronale » dirait-on aujourd’hui). » 

Cette première Lettre est déjà sous le signe du « se faire croire« . Cela indique que l’intrigue ne pouvait fonctionner qu’en prenant sa source dans la crédulité des victimes à venir (Cécile, la Présidente de Tourvel). L’anecdote de l’homme qui s’agenouille devant elle (un cordonnier venu prendre les mesures de ses pieds), qui fait rougir Cécile qui ne comprend pas ce geste – c’est sa mère qui lui ouvrira les yeux – est une anticipation du fait qu’elle livrera sa virginité à Valmont : « voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête« . C’est exactement ce qui se passera avec Valmont, sauf qu’il sera autrement plus dangereux que ce cordonnier.

« Donner son pied » fait penser à « donner sa main », note Michel Delon, spécialiste de Laclos. Le pied est une partie du corps qui est reliée au sexe : on dit « prendre son pied ». Le ton général de cette Lettre est celui d’une jeune personne qui voit sa vie à venir « sous la forme d’un roman intéressant » (Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, P.U.F.,1989, p. 158).

Schopenhauer écrit à la page suivante : « La première tâche que l’expérience trouve à accomplir est de nous délivrer des chimères et des notions fausses accumulées pendant la jeunesse. » (ibid. p. 159) On peut dire que la pauvre Cécile paiera d’un prix très élevé la perte « des chimères et des notions fausses » qu’on devine entre les lignes de sa Lettre. Ce qui donne une tonalité amère à cette remarque faite au sujet de l’incident du cordonnier :  » Conviens que nous voilà bien savantes ! »

Lettre II : de Merteuil à Valmont. L’intrigue commence par cette injonction autoritaire : « Partez sur-le-champ ; j’ai besoin de vous. (…) vous devriez venir avec empressement prendre mes ordres à genoux« . Il s’agit de la vengeance qu’elle prépare, fondée sur une « rouerie ». Elle exige encore de Valmont : « jurez-moi qu’en fidèle chevalier, vous ne courrez aucune aventure que vous n’ayez mis celle-ci à fin » Valmont ne respectera pas cette exigence, soucieux qu’il sera de conquérir une proie plus difficile que la jeune Cécile, moyen de la vengeance de Merteuil). Suit cette phrase qui contient toute la suite de l’intrigue : « vous servirez l’amour et la vengeance » (elle le dit sans penser que l’amour que Valmont ressentira ne sera pas une simple attirance sexuelle pour Cécile mais une passion sentimentale pour Tourvel : exemple de propos où l’on ne mesure pas la portée ce qu’on est en train de dire – fréquent dans LLD). Car Valmont va à la fois servir l’amour (en aimant la Tourvel) et la vengeance (plutôt « les » : celle de Merteuil, mais aussi la sienne propre contre Merteuil).

La vengeance de la Marquise de Merteuil consiste à ruiner le projet de mariage de Germont avec Cécile pour le punir de l’avoir trompée et rejetée (c’est ajouté dans la note de bas de page par le prétendu éditeur). Merteuil parle de Cécile avec sécheresse et en disant une vérité : « cela n’a que quinze ans, c’est le bouton de rose ; gauche à la vérité, comme on ne l’est point, et nullement maniérée« .

Lettre III : de Cécile à Sophie. L’intérêt de cette lettre est de souligner la candeur et la naïveté de Cécile, qualités qui rendent sa crédulité crédible, si j’ose dire : « tout le monde m’a beaucoup regardée, et puis on se parlait à l’oreille, et je voyais bien qu’on parlait de moi : cela me faisait rougir « . Ou bien : « Ce qui m’inquiétait le plus, était de ne pas savoir ce qu’on pensait sur mon compte. Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de jolie ; mais j’ai entendu bien distinctement celui de gauche« . On devine aussi que Merteuil l’a déjà approchée : « parente et amie de ma mère ; elle paraît même avoir pris tout de suite de l’amitié pour moi. C’est la seule personne qui m’ait un peu parlé dans la soirée« . Elle entend aussi, sans s’en offusquer, un homme dire d’elle : »Il faut laisser mûrir cela, nous verrons cet hiver. » Si Cécile avait été une jeune fille plus déterminée et plus indépendante, elle se révolterait déjà secrètement contre ces manières de goujat, comme le dira Merteuil dans la fameuse Lettre LXXXI, parlant de sa détermination à échapper à l’esclavage masculin. Cécile est donc vouée à être une victime, et de la société de l’époque, et de Merteuil et Valmont.

Lettre IV : de Valmont à Merteuil. « conquérir est notre destin « , telle est l’information principale sur le personnage que cette Lettre donne. L’autre information est celle-ci : « nous prêchons la foi« . De quelle foi parle Valmont ? Celle de la licence sexuelle, autrement dit le libertinage (qui depuis a triomphé dans toute la société moderne – sous une autre forme – ceci dit sans porter aucun jugement de valeur ; je constate seulement les faits : nous vivons sous le régime de la liberté sexuelle, qui n’a de liberté que le nom… Je me suis toujours amusé de l’expression qui vient de la révolte de 1968 : « libération sexuelle », qui laisse croire que la tyrannie – aimable – du sexe pouvait procurer une liberté). Suit ce qui va compliquer l’intrigue et lui donner un relief particulier :  » Vous connaissez la présidente de Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j’attaque ; voilà l’ennemi digne de moi » La candeur de Cécile en fait une proie trop facile pour Valmont. Tourvel est autrement plus difficile à conquérir. Elle va d’ailleurs se révéler davantage que cela : le piège de l’amour dans lequel Valmont devait ne jamais tomber, en digne libertin qu’il est. Valmont se dit « livré à une passion forte« , par où il se fait croire qu’il domine ce sentiment qu’il réprouve : « J’ai bien besoin d’avoir cette femme pour me sauver du ridicule d’en être amoureux« .

Lettre V : de Merteuil à Valmont. Elle contient un « faire croire » de Merteuil à Valmont. Elle lui dit pour se moquer de sa prétention à conquérir Tourvel : « Peut-être, si vous eussiez connu cette femme plus tôt, en eussiez-vous pu faire quelque chose ; mais cela a vingt deux ans, et il y en a près deux qu’elle est mariée. Croyez-moi, Vicomte, quand une femme s’est encroûtée à ce point, il faut l’abandonner à son sort« . Il y a là une ironie de la part de Laclos : Merteuil dit sans le savoir la vérité de ce qui aurait pu se passer si Tourvel n’avait pas été mariée : Valmont l’aurait peut-être épousée s’il avait admis l’aimer vraiment (ce qui va se passer le confirme en négatif : cet impossible amour partagé conduira à la mort Valmont et Tourvel, les deux seuls morts du roman, comme si Laclos les unissait, tels des amants romantiques). En tentant de le dissuader de séduire Tourvel, Merteuil semble pressentir ce qui va arriver. Mais elle ne sait pas le dire : exemple de ce que Vincent Descombes définit comme l’inconscient (L’inconscient malgré lui, Éd. de Minuit) : on ne sait véritablement que très rarement ce qu’on dit (Hegel), car il faudrait être omniscient, tout savoir sur les tenants et les aboutissants (par exemple quand on dit « Je t’aime », ou quand on croit pouvoir avoir confiance en un ami) ; le plus souvent, on ne sait pas dire ce qu’on devrait dire qui soit vrai sur notre condition réelle. Freud pense au contraire que l’inconscient se définit par ce qu’on ne veut pas dire. C’est cette impuissance à dire que Descombes nomme inconscient. Si Don Quichotte savait dire qu’il est trompé par les romans de chevalerie, au lieu de dire qu’il les admire, il ne serait pas victime de cet « inconscient de condition » (Pascal a analysé cet inconscient dans ses Pensées). Elle dit aussi : « Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous faire perdre toute votre considération. » Encore une vérité dite sans le savoir : pour un homme de la réputation de Valmont, tomber amoureux d’une dévote est le comble du ridicule. Mais Laclos présentera la passion partagée de Tourvel et Valmont comme une « belle » possibilité qui avorte à cause des principes de l’ancien régime (Laclos compare peut-être cette passion irréalisable à celle qu’il a connue avec sa propre femme). Merteuil sait que cette conquête a quelque chose de facile malgré l’obstacle de la dévotion de Tourvel : « quel rival avez-vous à combattre ? Un mari ! Ne vous sentez-vous pas humilié à ce seul mot ? » Elle sous-entend qu’aucune femme mariée jeune, sans le consentement de son coeur, n’aime son mari (au mieux, elle le respecte par devoir ; mais l’amour ne connaît pas le devoir, seulement la liberté de l’ivresse).

Lettre VI : de Valmont à Merteuil. Dans cette lettre, Valmont fait croire et se fait croire : 1)- qu’il est un conquérant, comme s’il était le digne descendant des chevaliers du moyen-âge, alors que c’est une sorte de Don Quichotte, encore plus pitoyable que l’homme de la Mancha qui reconnaîtra au moins dans son testament (le plus émouvant passage du roman de Cervantès) qu’il a fondé toute sa vie sur une erreur de jugement qui lui est venue des livres de chevalerie). « conquérir est notre destin » : ce ton martial est ridicule, Valmont ne faisant que conquérir des femmes qui n’ont presque rien pour se défendre sinon la dissimulation (Nietzsche écrit que c’est là leur plus grande force, adresse qu’elles ont acquise du fait de leur sujétion). Il n’a rien à voir avec un soldat risquant sa vie sur un champ de bataille. 2)- que Merteuil lui est inférieure, au mieux son égale, en quoi il est un représentant de cette phallocratie pleine de suffisance de la société du 18e siècle : « ma très belle Marquise, vous me suivez au moins d’un pas égal« . 3)- qu’il mérite mieux que cette proie facile qu’est Cécile de Volanges : « séduire une jeune fille qui n’a rien vu, ne connaît rien« . 4)- qu’il est capable de vaincre une proie autrement plus difficile : « la Présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j’attaque ; voilà l’ennemi digne de moi, voilà le but que je prétends atteindre« . On notera l’ironie de Laclos qui fait dire à Valmont ce qu’il ne sait pas encore : « J’ai bien besoin d’avoir cette femme (il parle de Tourvel), pour me sauver du ridicule d’en être amoureux« . Valmont sera « inconscient » (presque ?) jusqu’à la fin qu’en désirant Tourvel, il l’aime et souhaiterait peut-être (très confusément, il est vrai) se ranger en l’épousant et en fondant une famille : ce qui est, à en croire Laclos lui-même, « le seul bonheur » (écrit par Laclos dans une lettre bien réelle), bonheur qu’il a connu, impossible à Tourvel puisque déjà mariée ; Valmont serait donc le double négatif de l’auteur.

Valmont avoue en toute inconscience l’état amoureux dans lequel il est en train de tomber : « pour être adorable il lui suffit d’être elle-même. Vous lui reprochez de se mettre mal ; je le crois bien, toute parure lui nuit ; tout ce qui la cache la dépare. » Car n’est-ce pas ainsi qu’on parle de celle (celui) qu’on aime ? Cet aveu (que ne sait pas se dire Valmont) est bien celui d’un homme en train de tomber amoureux, mais c’est encore superficiel et cela se confond avec le désir érotique. Il se fait même croire, lui le séducteur, que la sincérité existe : « elle n’a point, comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui séduit quelquefois et nous trompe toujours« . Un passage est particulièrement éloquent : « Soyons de bonne foi ; dans nos arrangements, aussi froids que faciles, ce que nous appelons bonheur est à peine un plaisir. Vous le dirai-je ? je croyais mon cœur flétri ; et ne me trouvant plus que des sens, je me plaignais d’une vieillesse prématurée. Madame de Tourvel m’a rendu les charmantes illusions de la jeunesse. » Valmont reconnaît que le libertinage manque singulièrement de cette chaleur des sentiments qu’il découvre avec Tourvel. Merteuil ne pouvait que s’offusquer (et être jalouse) de ces propos qui révèlent un début d’état amoureux (affect qu’elle sait s’interdire).

Suprême ruse : Valmont trompe Tourvel en lui disant la vérité : « Pour la tromper le moins possible, (…) je lui ai raconté moi-même (…) quelques-uns de mes traits les plus connus. » Se montrer sincère n’est pas l’être. Ici, on sera d’accord avec Sartre qui dit dans L’être et le néant que « l’idéal de sincérité est impossible à atteindre » : qui n’a jamais connu ce sentiment de pouvoir tirer profit même de sa sincérité ? On est loin de la pureté des intentions qu’on prête à Jésus. Valmont trompe d’autant mieux Tourvel qu’il lui dit la vérité sur son compte (vérité qu’il maquille de ses pseudo-remords. Il dit encore, sans savoir à quel point il est près de la vérité à venir, concernant sa situation (en renversant la fin : le prix à payer sera pour lui, non pour Tourvel) : « Elle veut, dit-elle, me convertir. Elle ne se doute pas encore de ce qu’il lui en coûtera pour le tenter. »

Lettre VII : de Cécile à Sophie. Cécile se fait croire qu’elle est heureuse de cette vie où elle est en attente de son mariage : «  je me trouve assez bien de mon genre de vie. » (elle ne trouve donc rien à redire à son enfermement au couvent de si longues années, ni à son prochain mariage avec Germont, c qui montre qu’elle n’a pas du tout la mentalité d’une jeune fille du 21e siècle — cette remarque comptera lorsque je parlerai de ce qu’elle subira par la suite). Elle s’attache de la même façon à Danceny et Merteuil, ce qui est une première « auto-tromperie »: « Lui et madame de Merteuil sont les deux seules personnes que je trouve aimables« .

Lettre VIII : de Tourvel à Madame de Volanges, mère de Cécile. Elle se dit ravie du prochain mariage de Cécile : « C’est bien de toute mon âme que je lui souhaite une félicité dont je ne doute pas qu’elle ne soit digne (…). Je me borne (…) à souhaiter à ce mariage un succès aussi heureux qu’au mien« . On voit par là qu’elle a intégré l’obligation faite aux femmes d’épouser des hommes qu’on leur impose. Mais en même temps, elle n’y met aucune ferveur. C’est dit de façon conventionnelle, par devoir et obligation. Elle fait croire et se fait croire que le mariage de Cécile avec Germont est une bonne chose. Elle le pense aussi peu qu’elle se pense heureuse. Plus tard, elle écrira à Valmont : « Je dois être heureuse« . Mais qui qui peut croire que le bonheur est un devoir ? Ce qui est sous-entendu c’est ceci : « il faut que je croie que j’ai fait un mariage heureux ». 

En écrivant : « Que le bonheur de mademoiselle votre fille soit la récompense de celui que vous m’avez procuré« , Tourvel ne croit pas si bien dire. Le « bonheur » prévisible de Cécile mariée, s’il avait lieu, aurait valu le « bonheur » qu’elle partage avec son magistrat de mari (« bonheur » qui n’est en réalité que le « petit malheur ordinaire de vivre », formule de Freud pour dire que le bonheur consiste dans le deuil de l’idée de bonheur). Par ailleurs, elle dit de Valmont dont elle vient de faire la connaissance : « Je ne le connaissais que de réputation, et elle me faisait peu désirer de le connaître davantage ; mais il me semble qu’il vaut mieux qu’elle« . La fin de la phrase est le signe qu’elle est déjà disposée à le regarder d’un oeil aimable malgré sa réputation sulfureuse. Bref, c’est une lettre où le « faire croire » le dispute au « se faire croire ».

Lettre IX : de Madame de Volanges à la présidente de Tourvel, où elle la met en garde contre Valmont. La vérité y est dite sans ambages, d’autant que sa fille sera aussi une victime de Valmont : « que peut-il y avoir de commun entre vous et lui ? Vous ne connaissez pas cet homme ; où auriez-vous pris l’idée de l’âme d’un libertin ? (…) la candeur de Valmont doit être en effet très rare. Encore plus faux et dangereux qu’il n’est aimable et séduisant, jamais, depuis sa plus grande jeunesse, il n’a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet, & jamais il n’eut un projet qui ne fût malhonnête ou criminel. » On sait ce que fera Tourvel de cet avertissement. Cette Lettre a le mérite de montrer que même en lui disant la vérité « toute crue », une personne désireuse de voir autre chose (de trompeur) se laissera prendre au piège de la tromperie (qui vers la fin se renverse en vérité de l’amour, dont Tourvel et Valmont seront victimes, prisonniers d’une époque qui n’est pas encore suffisamment romantique pour laisser les gens se marier selon leurs penchants). Madame de Volanges résume fort bien ce qui conduit Valmont : « sa conduite est le résultat de ses principes« . Ce sont les principes opposés à ceux qui dominent en son siècle. Ironie de Laclos : Mme de Volanges croit que Tourvel saura se défendre de Valmont (car pour elle, « encroûtée » dans le mariage, la passion n’est plus un horizon, s’il l’a jamais été : « sûre que Valmont ne sera jamais dangereux pour vous » : il y a ici la croyance que la dévotion pouvait suffire à échapper aux affres de l’amour.

Lettre X : de Merteuil à Valmont, où elle le met en garde contre ce qu’elle a déjà deviné : « vous êtes amoureux. » Cette lucidité fait de cette femme un être intellectuellement supérieur à Valmont qui s’abuse lui-même. Elle lui dit la vérité pour le protéger de lui-même (comme elle a su se protéger d’elle-même): « Vous parler autrement, ce serait vous trahir ; ce serait vous cacher votre mal. »

Elle ajoute aussitôt : Dites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues ; croyez-vous les avoir violées ? » Ici, Merteuil sous-entend que les femmes séduites par les libertins ne sont pas violées, ce qui va à l’encontre du discours d’aujourd’hui, où l’on aurait tendance à étendre le viol à un grand nombre de rapports sexuels qu’on aurait dit consentis il y a cinquante ans. Rappelons une formule (jugée excessive par Simone de Beauvoir elle-même, qui se rétracta) : « la première fois est toujours une viol » (de mémoire). On parle de « culture du viol« , ce qui me paraît souiller la définition même de la culture (dirait-on culture du génocide ou de la pédo-criminalité ?) dont l’un des aspects est : « Ensemble des aspects intellectuels, artistiques d’une civilisation. » Je trouve discutable d’associer le viol, le meurtre, ou tout autre acte criminel (ce qui n’est pas nier l’existence du viol dans les sociétés humaines) à l’idée de civilisation.

Pour en revenir à Merteuil, disons qu’elle veut croire que les femmes sont hypocrites et qu’elles profitent bien des moeurs dissolues de son époque. Merteuil est une femme capable de dire non. La suite de la lettre l’indique, quand elle raconte comment elle manipule le Chevalier, son amant, en le peinant, puis en le réjouissant : « « Ô mon ami ! lui dis-je, pour vouloir te ménager la surprise de ce moment, je me reproche de t’avoir affligé par l’apparence de l’humeur ; d’avoir pu un instant voiler mon cœur à tes regards. Pardonne-moi mes torts ; je veux les expier à force d’amour. » Vous jugez de l’effet de ce discours sentimental. » La Merteuil se révèle ici comme une redoutable manipulatrice.

Lettre XI : de Tourvel à madame de Volanges. Au sujet de Valmont. Elle refuse de croire ce libertin foncièrement mauvais (ce refus est bien entendu dicté par sa passion amoureuse naissante) : « Ce redoutable M. de Valmont (…) paraît avoir déposé ses armes meurtrières (…). Elle ajoute : « C’est apparemment l’air de la campagne qui a produit ce miracle. » C’est plutôt le miracle de l’amour, celui-là même qui métamorphosera Valmont en un autre homme à la fin de roman. Toute cette lettre est un monument d’auto-tromperie : « si j’avais un frère, je désirerais qu’il fût tel que M. de Valmont se montre ici. «  Elle se trompe doublement sur le compte de Merteuil, qu’elle juge prude et honnête, et sur ce qu’elle croit être l’amitié entre elle et Valmont.

Lettre XII : de Cécile à Merteuil. Son seul intérêt est de révéler l’amitié (l’amour ?) naissante que la jeune fille éprouve pour Merteuil : « Je vous aime tant !  » C’est le début de la « rouerie » dont parle Merteuil dans la Lettre II.

Lettre XIII : de Merteuil à Cécile. Le ton employé est presque érotique (plus loin, une autre Lettre laissera entendre qu’un tel rapport érotique a lieu entre Cécile et la Merteuil) : Elle l’appelle « ma belle« , et termine sur « Je vous embrasse bien tendrement. » Il n’y a là bien sûr que tromperie.

Lettre XIV : de Cécile à Sophie. Son unique intérêt réside dans un passage qui montre Cécile consentant à participer à la comédie des rapports sociaux (ceci dit sans porter de jugement de valeur sur cette comédie) : « ma toilette me prendra un peu de temps, car je veux être bien coiffée aujourd’hui. (…) on devient coquette dès qu’on est dans le monde. » La coquetterie, accepter d’être victime de la mode (fashion victim disent les anglais), sont un élément essentiel de ce qui se joue sur la grande scène du théâtre du monde, afin de réussir à séduire, à manipuler, à tromper, etc. Cécile entre en conscience (mais privée de la connaissance par expérience des risques qu’on y court) dans le jeu, voire la compétition et la lutte à mort : « je vois bien que tous les hommes la (la marquise de Merteuil) trouvent plus jolie que moi« .

Lettre XV : de Valmont à Merteuil. Il y fait l’aveu de son état amoureux : « si c’est être amoureux que de ne pouvoir vivre sans posséder ce qu’on désire, d’y sacrifier son temps, ses plaisirs, sa vie, je suis bien réellement amoureux« . Il y raconte aussi que Tourvel « a chargé un de ses gens de prendre des informations sur (sa) conduite » (ce qui va conduire à l’épisode de la générosité simulée envers la famille de paysans pauvres, racontée dans la Lettre XXI).

Lettre XVI : de Cécile à son amie Sophie, où elle lui raconte le trouble où l’a plongée une lettre d’amour de son professeur de musique Danceny. Elle s’interroge sans savoir qu’elle met le doigt sur le problème de la contradiction dans les choses qu’on leur demande de croire : « On nous recommande tant d’avoir bon cœur ! et puis on nous défend de suivre ce qu’il inspire, quand c’est pour un homme ! ça n’est pas juste non plus. Est-ce qu’un homme n’est pas notre prochain comme une femme, et plus encore ? car enfin, n’a-t-on pas son père comme sa mère, son frère comme sa sœur ? il reste toujours le mari de plus. » Nietzsche parle de cette double injonction : on forme les femmes à la pudeur, à la virginité, à la pureté du coeur, puis d’un coup, on les marie et il leur faut devenir une épouse et une mère.

Lettre XVII : du Chevalier Danceny à Cécile. L’amour qui naît entre eux sert de contraste avec les manoeuvres de Merteuil et Valmont. Il est niais (« Par vous je vais être éternellement heureux ou malheureux. »), innocent, sincère et simple. Ils se font croire tous deux que l’amour est chose merveilleuse, et tous deux ont l’ardent désir d’y croire. Sans les obstacles qu’il va rencontrer sur son chemin, cet amour partagé aurait pu donner lieu à un mariage (certainement suivi, de nos jours, par un divorce, étant donné qu’un mariage reposant sur un fondement aussi peu sûr que la passion amoureuse ne dure guère plus que la passion elle-même).

Lettre XX : de Merteuil à Valmont. Elle y parle d’un projet pour Cécile : «  je suis souvent tentée d’en faire mon élève ; c’est un service que j’ai envie de rendre à Gercourt. (…) nous lui donnerons une femme toute formée, au lieu de son innocente pensionnaire. » Faire d’une Cécile intelligente et lucide (ce qui n’est pas le cas, ce qui la reconduira au convent – destin opposé à celui de Merteuil) une disciple de Merteuil aurait pu être une autre vengeance envers Gercourt qui deviendrait cocu.

Lettre XXI : de Valmont à Merteuil. Il lui narre la tromperie destinée à faire croire à Tourvel qu’il a bon coeur, qu’il est capable de générosité, d’action altruiste. Il va donner une importante somme d’argent une famille de paysans dans le besoin. Il va même jusqu’à ressentir une émotion quand d’autres paysans s’agenouillent devant lui : « J’ai été étonné du plaisir qu’on éprouve en faisant le bien, et je serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens vertueux n’ont pas tant de mérite qu’on se plaît à nous dire. » L’esprit de Valmont se montre ici parfaitement amoral, sinon épris de vérité. Les analyses de Nietzsche confirmeront un siècle plus tard l’intuition de Valmont (de Laclos ?). En voici un exemple parmi de nombreux autres : « il faut interroger sans pitié les sentiments de dévouement, de sacrifice pour le prochain, toute la morale de l’abnégation. (…) Ces sentiments qui prétendent exister « pour les autres » et « non pour moi » ont beaucoup trop de charme et de douceur insinuante pour qu’on n’ait pas à se montrer méfiant et à se demander si ce ne sont pas là simplement des séductions. — Qu’elles plaisent à celui qui les possède et jouit de leurs fruits, et aussi au simple spectateur, — ce n’est pas un argument en leur faveur ; cela invite, tout au contraire, à la méfiance. » (Par-delà Bien et mal, § 33, écrit en 1886). Valmont se montre nietzschéen avant l’heure en soupçonnant impures les intentions altruistes dont se montrent capables les hommes. Si Tourvel croira en la pureté de ses intentions, lui ne croit nullement en la pureté des bontés humaines. Il n’est jamais plus à l’aise que lorsqu’il joue la comédie puisque pour lui, comme pour Merteuil, la société n’est qu’une grande scène de théâtre où les êtres humains passent leur temps à (se) jouer des rôles. C’est très shakespearien (car certains hommes voient la fourberie et la combattent, comme dans Le roi Lear et Hamlet), mais pas du tout sartrien (pour Sartre, la sincérité est un idéal impossible à réaliser, comme il tente de le démontrer dans L’être et le néant, Chapitre 4, La mauvaise foi). Valmont lui-même deviendra sincère lorsqu’il s’avouera qu’il aime d’un profond amour  Tourvel (qui est l’antithèse de Merteuil).

Lettre XXII : de Tourvel à Madame de Volanges. Elle lui raconte ce qu’elle croit être une action généreuse de Valmont (Lettre XXI). Son coeur a besoin de croire en la vertu de Valmont puisqu’elle l’aime inconsciemment : pour parler comme Descombes, qui défend cette thèse dans L’inconscient malgré lui, ce n’est pas que Tourvel ne veuille pas (se) dire qu’elle aime Valmont, mais quelle ne sache pas (se) le dire : « ce n’est même plus seulement une compassion passagère et que l’occasion détermine, c’est le projet formé de faire du bien ; c’est la sollicitude de la bienfaisance ; c’est la plus belle vertu des plus belles âmes. » Valmont connaît la vérité de sa fourberie, (son action faussement altruiste), mais il connaît aussi celle du mensonge des intentions désintéressées (auxquelles il ne croit pas davantage que Nietzsche). Après avoir reconnu qu’elle « aime mieux croire que ces erreurs, pour être longues, ne sont pas éternelles » (la conduite libertine de Valmont qu’elle croit qu’il a abandonnée), ce qui est un aveu assez lucide sur son désir de crédulité envers Valmont, elle termine sur cette autre vérité qui échappe de sa plume : « M. de Valmont n’est peut-être qu’un exemple de plus du danger des liaisons. » (cette expression renvoie évidemment au titre du livre).

Lettre XXIII : de Valmont à Merteuil. Il s’amuse non seulement de sa fourberie, mais de la crédulité de Tourvel : « qui pourrait arrêter une femme qui fait, sans s’en douter, l’éloge de ce qu’elle aime ? ! Je pris donc le parti de la laisser aller. On eût dit qu’elle prêchait le panégyrique d’un saint.  » Répondant aux aimables reproches que lui fait Tourvel, Valmont a cette phrase qui sonne comme une vérité sociologique : « Entouré de gens sans mœurs, j’ai imité leurs vices ; j’ai peut-être mis de l’amour-propre à les surpasser. » Valmont, voulant tromper et séduire Tourvel minimise sa volonté libre, donc sa responsabilité dans sa vie libertine (passée – ce qu’il ne croit pas, et qui pourtant deviendra vérité à la fin du roman). Mais dans le même temps, on ne peut s’empêcher de penser que Laclos lui fait dire une vérité que lui-même a peut-être découverte au cours de sa vie : on n’agit jamais tout à fait de soi-même, les autres y participent à leur façon.

Je pense à l’oeuvre de Gabriel Tarde, qui énonce : « Supposez un somnambule qui pousse l’imitation de son médium* jusqu’à devenir médium lui-même, et magnétiser** un tiers, lequel à son tour l’imitera, et ainsi de suite. N’est-ce pas là la vie sociale ? (…) L’état social, comme l’état hypnotique, n’est qu’une forme de rêve, un rêve de commande et un rêve en action. N’avoir que des idées suggérées et les croire spontanées : telle est l’illusion propre au somnambule, et aussi bien à l’hommr social.  » (Les lois de l’imitation, Éd. Kimé, 1993, pp. 91-92, puis p. 83) (* au sens d’un tiers, d’un être qui fait médiation entre « son » désir et le « mien » : en réalité, le désir – de pratiquer le tourisme par exemple – circule « librement » dans la vie sociale à un moment donné ; ** au sens d’influencer le comportement d’autrui, comme on a été soi-même influencé)

Lettre XXIV : Valmont à Tourvel. Pour qu’elle se juge coupable de lui résister, après une scène où Tourvel a failli lui céder, Valmont lui dit (et lui faire croire) qu’il la pense sans coeur : « votre cœur que j’ai mal connu, n’est pas fait pour l’amour ; le mien, que vous calomniez sans cesse, est le seul qui soit sensible ; le vôtre est même sans pitié. «  C’est finement joué : si Tourvel se laisse aller à croire fondé le reproche, elle n’aura de cesse de montrer à Valmont son affection pour lui.

Lettre XXV : de Valmont à Merteuil. Cette Lettre montre que Valmont ne pense pas que Tourvel soit plus sincère que lui : « Toute sage qu’elle est, elle a ses petites ruses comme une autre. » Il parle aussi de la Lettre (XXVI) qu’elle lui a fait parvenir : « voyez avec quelle insigne fausseté elle affirme qu’elle n’a point d’amour, quand je suis sûr du contraire ;  et puis elle se plaindra si je la trompe après, quand elle ne craint pas de me tromper avant ! »

Lettre XXVI : de Tourvel à Valmont. Cette Lettre est de « mauvaise foi », au sens que Sartre prête à cette expression, qu’il reprend dans le chapitre « La mauvaise foi » de L’être et le néant (1943, réédition de 1961) : une femme qui se rend à un rendez-vous avec un homme. Elle souhaite à la fois être respectée et désirée, mais ne peut (s)’avouer clairement ni le premier but ni le second : « elle n’est pas au fait de ce qu’elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu’elle inspire, mais le désir cru et nu l’humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s’adresse tout entier à sa personne, c’est-à-dire à la liberté et qui soit une reconnaissance de sa liberté. » (ibid., p. 94) Cette analyse convient à merveille à cette Lettre de Tourvel. Qu’écrit-elle ? « malgré la certitude où je suis de ne point vous aimer, de ne vous aimer jamais, peut-être aurais-je mieux fait de suivre les conseils de mes amis ; de ne pas vous laisser approcher de moi. (…) je ne voulais voir en vous que le neveu de ma plus respectable amie ; (…) Je m’en tiens, monsieur, à vous déclarer que vos sentiments m’offensent, que leur aveu m’outrage, et surtout que, loin d’en venir un jour à les partager, vous me forceriez à ne vous revoir jamais, si vous ne vous imposiez sur cet objet un silence qu’il me semble avoir droit d’attendre et même d’exiger de vous.«  Connaissant la suite des événements, le lecteur sait que tout est faux dans ces justifications maladroites. Tourvel aime Valmont, mais elle ne sait que faire pour sortir de la contradiction terrible dans laquelle elle se débat : « consentir au flirt » (Sartre, au sujet de la femme si elle abandonne sa main à l’homme), ce serait trahir son respect des convenances et sa foi chrétienne, mais ne pas y consentir , ce serait trahir son amour pour lui.

Lettre XXVII : de Cécile à Merteuil, où elle lui demander conseil comme à une amie et une confidente : « On m’a bien dit que c’était mal d’aimer quelqu’un ; mais pourquoi cela ? Ce qui me fait vous le demander, c’est que M. le chevalier Danceny prétend que ce n’est pas mal du tout, et que presque tout le monde aime : si cela était, je ne vois pas pourquoi je serais la seule à m’en empêcher ; ou bien est-ce que ce n’est un mal que pour les demoiselles ? » L’ingénuité de Cécile (qui la perdra) lui fait dire une chose qui est centrale pour le roman : quelles sont ces règles qui prescrivent qu’il est bon d’aimer ici et mal d’aimer là ? et qui proscrivent ces amours mauvaises ? Cécile, pour son malheur, ne demande qu’à croire Merteuil, ce qui la prépare psychologiquement à prendre goût à une vie libertine.

Lettre XXVII : du chevalier Danceny à Cécile Volanges. Danceny use du même procédé que Valmont (donc, la même méthode peut servir un séducteur fourbe comme un amoureux sincère) : «  mais la pitié, l’amitié et l’amour, sont également étrangers à votre cœur. » Faire croire à l’être aimé qu’il est incapable d’amour est donc un reproche adaptable à toutes sortes de situations (à ceci près que cela ne peut pas fonctionner avec des êtres comme Merteuil et le Valmont libertin).

Lettre XXIX : de Cécile à Sophie Carnay. Sa crédulité envers Merteuil est sans limites : « madame de Merteuil, qui est une femme qui sûrement le sait bien, a fini par penser comme moi. » (au sujet du fait d’écrire ou pas des lettres d’amour). « que je l’aime, madame de Merteuil ! elle est si bonne ! & c’est une femme bien respectable » (si elle l’aime tant, c’est parce qu’elle lui offre la licence de suivre ses penchants à l’amour ; il fallait donc bien que la terre soit fertile pour que les graines de débauche que sème Merteuil puissent pousser) ; « elle m’a dit que j’avais eu raison, et qu’il ne fallait convenir d’avoir de l’amour que quand on ne pouvait plus s’en empêcher : or je suis sûre que je ne pourrai pas m’en empêcher plus longtemps » (Cécile semble vouloir dire ici que son désir érotique pour Danceny est tel qu’elle n’y résistera pas longtemps, et que le projet de son mariage avec Gercourt ne semble guère la retenir, bien qu’elle ne se révolte pas contre ce projet). Elle dit aussi (qui pourrait faire sourire, si elle ne contenait pas quelque chose de plutôt grave) ce qui suit, et qui relève d’une ironie de la part de Laclos, qui goûte ce procédé : « extraordinaire qu’une femme qui ne m’est presque pas parente, prenne plus de soin de moi que ma mère ! c’est bien heureux pour moi de l’avoir connue ! » De quoi semble se réjouir Cécile ? que le rôle des parents ne serait pas d’encourager leur progéniture à consentir à tous les penchants, inclinations, désirs suscités par la société ? ce qui fait d’elle une future victime « consentante » des stimulations sociales… en particulier celles de Valmont et Merteuil. Elle oublie, ou n’a pas encore compris que, ancien régime ou société contemporaine, et comme l’a dit un jour mon maître et ami Clément Rosset, « l’éducation est toujours plus ou moins une persécution » ; en tous cas elle est toujours une source de frustration (apprentissage indispensable pour accéder à la maturité).

Lettre XXXII : de Madame de Volanges à la présidente de Tourvel, dans laquelle elle avoue ne pas croire ce que Tourvel dit de Valmont après sa fourberie : « Vous voulez donc, madame, que je croie à la vertu de M. de Valmont ? J’avoue que je ne puis m’y résoudre. » Cette forte incrédulité provient bien entendu du fait que Valmont n’a pad cherché à séduire Madame de Volanges (qui aurait peut-être cédé plus vite que Tourvel, qu’en sait-on ?) Suit une phrase qui, comme d’autres qu’on a déjà rencontrées, contient une vérité (comme si Laclos s’était amusé à les distiller subtilement dans ces Lettres) : « L’humanité n’est parfaite dans aucun genre, pas plus dans le mal que dans le bien. Le scélérat a ses vertus, comme l’honnête homme ses faiblesses. » Si on applique cette sentence aux personnages, on est obligé d’admettre que tout n’est pas « bon » et « pur » chez Tourvel ou Cécile, et que tout n’est pas « mauvais » et « impur » chez Merteuil et Valmont. Était-ce l’intention de l’auteur ? Je ne saurais le dire. Mais Madame de Volanges la nuance aussitôt par cette autre vérité : « Vous le supposez susceptible d’un retour heureux ? (…) supposons ce miracle arrivé : ne resterait-il pas contre lui l’opinion publique, et ne suffit-elle pas pour régler votre conduite ? (…) les hommes ne peuvent juger les pensées que par les actions ; et nul d’entre eux, après avoir perdu l’estime des autres, n’a droit de se plaindre de la méfiance nécessaire, qui la lui rend si difficile à recouvrer. » Madame de Volanges raisonne ici mal et bien. Mal : l’opinion publique (qui donne du poids au mécanisme de l’imitation dont parle Tarde) est souvent trompeuse et mauvaise conseillère (celle de le fin du XVIIIe siècle est l’objet de la dénonciation de Laclos) ; bien : une fois la confiance perdue, il ne faut pas se plaindre de la méfiance qui la remplace, ce qui me fait penser à cet aphorisme :  » Ce qui me bouleverse, ce n’est pas que tu m’aies menti, c’est que je ne puisse plus te croire. » (Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, § 183). Madame de Volanges est également plutôt lucide sur Merteuil : « il est juste de la louer, il serait imprudent de la suivre« . Elle l’est aussi sur les moeurs de l’époque, parlant de Valmont : « il est reçu partout ; c’est une inconséquence de plus à ajouter à mille autres qui gouvernent la société (…) On ne l’estime pas ; mais on le flatte. Telle est son existence au milieu d’un monde qui, plus prudent que courageux, aime mieux le ménager que le combattre. » Il y a encore cette vérité psychologique, au sujet de Tourvel, destinataire de cette Lettre : « Ma belle amie, votre honnêteté même vous trahit, par la sécurité qu’elle vous inspire« . Tourvel se croit à tort protégée par sa sa foi dans les principes de son temps et de sa classe sociale, alors que jamais des principes, qui viennent tous du dehors, ne peuvent rivaliser avec une passion intérieure dévorante. Dernière vérité sévère (Madame de Volanges se dit « sévère », comme une mère, avec Tourvel) : « vous aurez pour juges, d’une part, des gens frivoles, qui ne croiront pas à une vertu dont ils ne trouvent pas le modèle chez eux » Cette Lettre de Madame de Volanges mériterait d’être intitulée « la Lettre des vérités ». Elle fait partie de ces Lettres (dont la fameuse LXXI de la marquise de Merteuil) qui contiennent l’essentiel du livre.

Lettre XXXVIII : Merteuil à Valmont. Lettre dans laquelle elle parle de Cécile, qu’elle décrit comme presque « mûre » pour une vie de débauche. Est-ce une indication de la part de Laclos pour dire au lecteur que la corruption des êtres commence tôt, et que le couvent ne l’empêche pas d’avoir lieu ? Cécile semble posséder toutes les « qualités » pour devenir une libertine : « cela n’a ni caractère ni principes (…) Je ne crois pas qu’elle brille jamais par le sentiment ; mais tout annonce en elle les sensations les plus vives. Sans esprit et sans finesse, elle a pourtant une certaine fausseté naturelle, (…) qui réussira d’autant mieux que sa figure offre l’image de la candeur et de l’ingénuité. » Manque de caractère (au sens de détermination et de force), manque de principes (connaissance du Bien et du Mal, sentiments religieux…), manque d’intelligence et de jugement (ce qui la distingue de Merteuil), mais capable d’hypocrisie sans effort et de donner le change avec un visage angélique. Le tableau est presque complet pour un double de Merteuil (sauf ce qui empêche Cécile de pouvoir l’être : sa niaiserie, tandis que Merteuil semblait avoir jeté la sienne aux orties très jeune).

Lettre XXXIX : de Cécile à Sophie. Elle raconte à son amie la tristesse que provoque la découverte de celui qui devra être son mari : C’est M. le comte de Gercourt que je dois épouser (…) . Il est riche, il est homme de qualité, il est colonel du régiment de… Jusques-là tout va fort bien. Mais d’abord il est vieux : figure-toi qu’il a au moins trente-six ans ! et puis, madame de Merteuil dit qu’il est triste et sévère, et qu’elle craint que je ne sois pas heureuse avec lui. J’ai même bien vu qu’elle en était sûre, et qu’elle ne voulait pas me le dire, pour ne pas m’affliger. Elle ne m’a presque entretenue toute la soirée que des devoirs des femmes envers leurs maris : elle convient que M. de Gercourt n’est pas aimable du tout, & elle dit pourtant qu’il faudra que je l’aime. » Bien sûr, il y a là une manipulation afin d’encourager Cécile à se révolter (un peu) contre la condition qui lui est faite de se marier sans choisir le mari. Révolte qui consiste à s’abandonner à sa passion pour Danceny. Puis vient une phrase dont l’ironie peut être goûtée par un lecteur spectateur plus ou moins indifférent au malheur de ce personnage de fiction qu’est Cécile : « Au moins celle-là, je peux bien l’aimer tant que je voudrai, sans qu’il y ait du mal » (c’est tout le contraire qui l’attend et qu’elle devrait craindre).

Lettre XLI : de Tourvel à Valmont. Elle continue de croire qu’elle ne l’aime pas. Elle va lui demander de ne plus lui écrire, ce qu’il continuera de faire, et elle continuera de répondre à ses lettres… « j’ai même combattu leur avis tant que votre conduite à mon égard avait pu me faire croire que vous aviez bien voulu ne me pas confondre avec cette foule de femmes qui toutes ont eu à se plaindre de vous. » Elle dit ici une demi vérité : Valmont a bien fait croire à Tourvel qu’il ne la traiterait pas comme les autres femmes… ce qu’il croyait faire, et que finalement il n’a pas fait : Tourvel est la seule femme qu’il ait aimée et pour qui il va mourir. Quand elle lui dit « Prouvez-moi (…) que (…) les femmes honnêtes n’auront jamais à se plaindre de vous ; prouvez-moi, au moins, que quand vous avez des torts avec elles, vous savez les réparer« , il faut reconnaître que Valmont a presque réussi à lui prouver tout cela, et s’il n’a pu réparer, c’est que leur relation est empêchée par les principes de l’époque. C’est avec des actes, pas avec des mots, qu’on prouve, du moins dans le domaine des qualités, des principes et des valeurs : la preuve du courage, c’est l’acte courageux, non la phrase « je suis courageux ».

Lettre XLII : de Valmont à Tourvel. Il est encore dans le temps de la tromperie, même si son sentiment amoureux grossit : « je m’empresse de vous obéir, lors même que je ne peux le faire qu’aux dépens de mon bonheur » (il y a une part de vérité dans cette phrase). Comme toujours, les principaux ressorts de la tromperie sont les sentiments, dont sont si friands les êtres humains.

Suite de la lettre XL : de Valmont à Merteuil. Lettre dans laquelle il parlait de son « inhumaine » – Tourvel – qui ne répond pas à ses lettres, et a fini par lui en écrire une. Valmont a fait lire à Merteuil la lettre de Tourvel. Son but était de rester en contact épistolaire avec Tourvel : « je gagne, en m’éloignant, d’entrer avec elle, et de son aveu, en correspondance réglée » : Il lui fait donc croire qu’il se contentera de ces échanges de lettres, ce qui est faux. Une phrase montre avec éloquence que Valmont aimerait être encore plus malhonnête qu’il ne l’est : « Je regrette de n’avoir pas le talent des filous. Ne devrait-il pas, en effet, entrer dans l’éducation d’un homme qui se mêle d’intrigues ? » Alors que son agitation vient du fait qu’il n’a pu trouver de lettres dans le secrétaire de Tourvel (qu’il vient de fouiller), Valmont fait croire à Tourvel que cela vient de son état amoureux : « je ne manquai pas de l’assurer que j’avais, depuis quelque temps, de violentes agitations qui altéraient ma santé. Persuadée, comme elle est, que c’est elle qui les cause, ne devrait-elle pas en conscience travailler à les calmer ?« 

Lettre XLIII : de Tourvel à Valmont. Aveu lâché par Tourvel ici : « quelle femme pourrait avouer être en correspondance avec vous ? » (elle sait donc que ce qu’elle fait serait jugé sévèrement par le monde auquel elle appartient… et pourtant elle le fait : peut-on vouloir croire quelque chose de peu crédible ou, ce qui est un peu différent, vouloir être trompé ?).

Lettre XLIV : de Valmont à Merteuil. Il lui apprend ce que son chasseur lui a dit : « Monsieur sait sûrement mieux que moi (…) que coucher avec une fille, ce n’est que lui faire faire ce qui lui plaît : de là à lui faire faire ce que nous voulons, il y a souvent bien loin. » Cette phrase semble indiquer que ce chasseur, Azolan, son complice, connaît la différence qu’il y a entre un viol et un rapport consenti de part et d’autre, ce qui fait que Valmont ajoute : « Le bon sens du maraud quelquefois m’épouvante. » Un stratagème avec la chambrière de Tourvel (dont Azolan est l’amant) lui permet de découvrir que son ennemie est Madame de Volanges. De là la décision de Valmont de perdre Cécile (c’es-à-dire de lui faire perdre sa virginité, voire la faire tomber enceinte) : « sans doute il faut séduire sa fille : mais ce n’est pas assez, il faut la perdre « . De Danceny, il dit :  » il a un fond d’honnêteté qui nous gênera« . Ainsi, la droiture et l’honnêteté, la véracité aussi, sont des obstacles à la tromperie et au mensonge.

Lettre XLVIII : de Valmont à Tourvel. Il cherche à lui faire croire qu’une vie sous le signe de la sagesse (et de la foi chrétienne) est bien moins captivante qu’une vie menée tambour battant et sous le signe des désirs : « Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le sommeil de l’âme, image de la mort, ne mènent point au bonheur ; les passions actives peuvent seules y conduire ; et malgré les tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte que, dans ce moment, je suis plus heureux que vous. «  Valmont est avec une femme (ce que Tourvel ne peut imaginer). Suit une fausse description de l’état amoureux dans lequel Valmont feint de se trouver : « Tout semble augmenter mes transports  : l’air que je respire est plein de volupté ; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour« , etc. Cet autel n’est autre que le postérieur d’une femme. Il semble cependant qu’à force d’écrire ces sottises, Valmont finira par y croire. Cela me rappelle la réponse de Pascal à la question : « comment devient-on chrétien ? » En s’agenouillant et en priant. On pourrait dire qu’on devient amoureux en imitant les propos et les conduites jusqu’à ce que le sentiment s’imprime en nous. Un adolescent tombe amoureux après avoir imité les conduites et les paroles de ceux réputés l’être. Mais pour l’instant, Valmont, qui n’est plus un adolescent, s’amuse et s’ébroue dans la parodie.

Lettre L : de Tourvel à Valmont. Au lieu de ne pas répondre, Tourvel persiste et signe. Elle lui écrit : « dans le moment même où vous croyez faire l’apologie de l’amour, que faites-vous au contraire, que m’en montrer les orages redoutables ?  » N’est-ce pas une façon d’avouer sa propre crainte d’aimer ? C’est d’elle-même qu’elle parle lorsqu’elle écrit : « n’êtes-vous pas le premier à vous plaindre du trouble involontaire qu’il (l’amour) vous cause ? Quel ravage effrayant ne ferait-il donc pas sur un cœur neuf et sensible, qui ajouterait encore à son empire par la grandeur des sacrifices qu’il serait obligé de lui faire ? » Elle se connaît, et elle est bien consciente qu’elle risquerait gros à céder à Valmont et à son penchant pour lui. Elle en sait donc davantage que lui sur au moins ce point.


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